CE QU’ATTEND LE VISITEUR

 

I. 

Un tableau du Louvre arrête le visiteur, sans que celui-ci sache encore ce qui l’intéresse ; ou bien (mû par une sorte de conscience professionnelle) il s’est approché de Bethsabée ou de Sardanapale comme il est allé voir tous les tableaux voisins. Et comme chaque fois un désarroi le saisit : que faire exactement, une fois qu’on est là, devant Sardanapale ou Bethsabée ? Le tableau n’est pas un objet utilitaire, ce n’est pas non plus un galet ramassé sur une plage. Mais peut-être, pour être quitte avec lui (se dit le visiteur consciencieux), suffit-il de l’avoir bien regardé, en totalité et en détail, d’avoir pris son temps. Et, de façon opposée et complémentaire, d’avoir fait un détour, par l’explication et l’interprétation ; à commencer par les notices disposées dans chaque salle. Alors on voit mieux le tableau, on le voit. Que le visiteur voie le tableau, le voie vraiment, ainsi peut se résumer l’ambition de toute une pédagogie contemporaine de la peinture : Voir Rembrandt,Voir les Primitifs,Voir le cubisme. 

Il y a bien à dire là-dessus. 

Est-on si sûr en effet que le désir ultime d’un tableau soit d’être vu ? Voir le tableau, le connaître par les yeux et l’esprit, c’est à quoi les conservateurs réduisent une expérience beaucoup plus profonde et inquiétante. Dostoïevski n’avait sans doute rien lu sur le Printemps de Poussin, quand il en fit la découverte au Louvre, une découverte bouleversante ; et l’avait-il très bien regardé ? L’important était-il bien, pour lui, d’avoir vu Le printemps de Poussin ? Le bouleversement fut plutôt celui d’une remémoration, d’une nostalgie que suscita le tableau ; et je suppose que Dostoïevski n’entreprit pas d’explorer celui-ci comme un objet à connaitre pour lui-même. Plutôt que de lire et même regarder, mieux vaut que le visiteur se rappelle Proust s’arrêtant devant le buisson d’aubépine, et qu’il s’enfonce en lui-même, s’efforce lui-aussi de faire venir ce qui l’a fait s’arrêter, souvenir ou idée qui est comme un mot sur la langue. 

Peut-être vouloir éclairer le tableau a giorno, comme le peintre faisant regarder le tableau dans sa construction, sa couleur et ses détails, ou comme l’historien, rendant compte de ce qu’on voit par le moment de la création, témoigne-t-il d’une approche erronée de la peinture et de ses fins, d’une vision myope qui n’était pas le fait des anciens. Paul Veyne explique bien, par exemple, comment la plus grande partie de la colonne Trajane n’était pas visible des contemporains ; il en allait de même des hautes fresques, de l’arrière des chapiteaux des cathédrales : il suffisait à l’artiste anonyme que telle statue, telle peinture fût où elle était, qu’on la vît ou non, et de l’avoir faite. Tout le monde a chez soi des tableaux qu’on ne regarde jamais, et qui sont une présence nécessaire.

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