DANS L’HISTOIRE DES ARTS AVANT LE XXe SIÈCLE, les vrais échanges entre de grands écrivains et de grands peintres sont rares — et il est plus rare encore qu’ils soient documentés des deux côtés. On pense à Diderot et à Chardin, mais nous ne savons de cette rencontre que ce que le philosophe a bien voulu en dire, la relation reste univoque pour nous (on pourrait d’ailleurs faire la même remarque à propos de Paul Valéry et de Degas). On pense aussi à Baudelaire et à Delacroix, ou à Baudelaire et à Manet, mais au fond, dans les deux cas la rencontre fut ratée, Delacroix s’étant volontairement tenu éloigné du poète, lequel ne prit pas vraiment la mesure du génie de Manet. De sorte que l’on peut dire que la relation d’Émile Zola et de Paul Cézanne est tout à fait exceptionnelle. Il s’agit en effet d’une relation de longue durée, qui s’étend sur près de trente-cinq ans (de 1852 à 1886 exactement), d’une relation longtemps très affectueuse, presque « fusionnelle » dirait-on aujourd’hui, née au moment de l’adolescence des deux hommes, et d’une relation sur laquelle nous disposons de nombreux documents. Nous avons d’abord un assez grand nombre des lettres qu’ils échangèrent ou écrivirent à des amis communs (même si, hélas, beaucoup d’entre elles manquent, et notamment presque toutes celles de Zola à Cézanne à partir de 1867). Nous avons les passages que Zola a consacrés à Cézanne dans ses écrits sur l’art, ce qui amène d’ailleurs une première remarque : Zola n’a pas écrit d’étude ni même d’article sur son ami Cézanne, comme il l’a fait sur Manet, il n’en a jamais éprouvé la nécessité, ce qui est tout de même révélateur,— quelques pages que le peintre a sans doute attendues, du moins un certain temps. Nous avons aussi, bien sûr, L’OEuvre, c’est-à-dire le roman qu’il a consacré, dans le cycle des Rougon-Macquart, à la vie des artistes et où l’on a souvent voulu reconnaître Cézanne dans le personnage de son héros, le peintre Claude Lantier ; ce roman donc, mais également tout son dossier préparatoire1 et son ébauche, que l’on a conservés et qui montrent que Zola a bel et bien pensé à Cézanne — entre autres peintres — en imaginant Claude Lantier, même si celui-ci ne saurait donc être totalement assimilé à celuilà (« un Manet », note-t-il ainsi, « un Cézanne dramatisé ; plus près de Cézanne », ou encore : « Ne pas oublier les désespoirs de Paul qui croyait toujours trouver la peinture »2). Nous avons enfin plusieurs témoignages de proches des deux hommes, et en particulier de personnes qui ont fréquenté Cézanne vers la fin de sa vie, je pense en particulier à Joachim Gasquet et à Ambroise Vollard, qui tous deux ont rapporté ses propos, sans se priver sans doute de les déformer ou de les arranger, sinon parfois même de les inventer, dans des livres d’ailleurs publiés bien après la mort du peintre, quand celui-ci était désormais reconnu comme l’un des plus grands maîtres de la peinture moderne, ce qui dut évidemment influencer leurs témoignages (le Cézanne de Vollard date de 19143, celui de Gasquet de 19214).