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QUAND NOUS REMONTONS LE FIL DE NOTRE NOM dans les registres des communes et paroisses de la Rance, c’est Yves que nous trouvons comme le dernier terme de ce qu’ils peuvent dire, seul dans sa ligne sur le versant paternel de nos ascendances. Nous le découvrons en passant par Thomas, son fils unique et lui-même père de neuf enfants. Tous les descendants actuels de Thomas qui recherchent l’origine de leur lignée, de quelque nom qu’ils partent et par quelque chemin qu’ils arrivent, tombent sur ces deux prénoms isolés dans leur arbre : Thomas parce qu’il est le seul dans sa génération, Yves parce qu’il faut chercher ses tenants dans une autre région.
Ce n’est pas qu’Yves n’avait pas de frères ou sœurs ni de parents connus ni ses propres aïeuls, qui sont donc aussi les nôtres, mais en sa personne ténue, il constitue le seul passage entre nous et eux, entre le monde de Saint-Jouan des Guérets évêché de Saint-Malo et celui de Louannec évêché de Tréguier d’où il était venu vers 1730, un fil qui tient à presque rien et qu’un souffle pouvait casser. Sa solitude dans la ligne de sa génération est évidemment un effet d’optique, lequel ne dure que le temps de trouver le lieu de Louannec dans son acte de mariage et de se reporter aux registres de cette paroisse, conservés aux archives des Côtes d’Armor. (Le curé de Saint-Jouan écrit Louhainel, comme Louannec se prononce dans le français de Saint-Malo : « Louesné ».)
Mais justement, pour quelque raison et en quelque occasion que ce soit, Yves s’était lui-même détaché. Il avait quitté ses père et mère, la fratrie dont il était l’aîné, les lieux familiers et la langue de la Basse-Bretagne. Humeur ou nécessité, il avait fait le pas de côté qui marquait un nouveau début dans sa vie et une inauguration dans les nôtres. Comme certains de ses contemporains — plus nombreux qu’on ne le croit —, un jour il porte ailleurs son existence et, plus ou moins le sachant, il fonde sa lignée. Combien sommes-nous, sous son nom et sous d’autres noms, qui lui devons la vie ? Combien sont-ils, de notre nom et sous d’autres, à qui lui-même devait la vie ? En sa personne perchée à un embranchement crucial de notre arbre, il est question de notre existence à chacun, c’est-à-dire de notre contingence. C’est une idée à peine supportable : en lui, chacun de nous, le sachant ou non, défend l’idée chimérique et obligée de sa propre nécessité.