Adolph Menzel. Réalisme privé

 


Notre contemplation n’est pas seulement un droit et un devoir.
Elle est aussi un besoin supérieur : elle constitue notre liberté
face à la conscience de l’énorme et générale dépendance qui
nous lie aux choses et au cours de la nécessité.

Jacob Burckhardt.

RIEN DE PLUS COMPLEXE NI DE PLUS DÉCISIF que le rapport de l’homme avec la réalité extérieure, son milieu, sa ville, sa maison, les objets qui lui appartiennent. On croit communément pouvoir modifier, structurer, façonner la réalité alentour afin d’en faire une image de l’âme et un miroir du monde intérieur. Mais — sans parler des questions bien plus décisives encore que cela fait naître pour la société et la vie politique — la simple ambition de construire un espace, une maison ou une chambre qui soient véritablement nôtres mène à des résultats qui ne répondent guère à nos espérances. Au fil des années, les choses font naître de l’ennui, et l’on cherche à les modifier : on déplace un élément du décor, on change la disposition des tableaux, la couleur des murs... Au XIXe siècle, on avait l’habitude de faire peindre par un aquarelliste les pièces les plus belles de sa maison pour les montrer aux amis de passage et perpétuer ainsi son goût, ses choix, sa personnalité cristallisée dans les espaces décorés en fonction de ses préférences. Or, à moins d’y chercher les témoignages d’un temps révolu, il est probable que ces aquarelles ne suscitent aujourd’hui que de l’ennui. Si on les compare à nos catalogues de meubles et de design d’intérieurs, ces derniers ont au moins le mérite d’être réalisés par des experts en la matière, qui conçoivent abstraitement des intérieurs capables de s’accorder au goût commun, et donc d’avoir une valeur esthétique à peu près universelle. La maison d’un particulier, ou l’une de ses pièces, n’est au contraire pensée et projetée qu’en fonction de l’appréciation et du confort d’une seule personne ; lorsqu’elle se présente comme un modèle esthétique universellement valable, elle ne peut que susciter l’indifférence.

On nous objectera qu’ici comme ailleurs, il ne s’agit que de différences de goût : et ce reproche est sans réplique. Il n’en reste pas moins que le goût est difficile à définir ; souvent même, ce qui n’est pas beau et que nous n’aimons pas ne laisse pas de nous intéresser. Revenons alors à la question de la réalité extérieure : l’ambition de façonner le milieu qui nous entoure reste illusoire, car même si nous avions les moyens de réaliser autour de nous quelque chose de conforme à nos goûts, nous pourrions toujours nous en lasser, changer d’avis et désirer voir du nouveau. Au bout du compte, la réalité extérieure a l’étrange pouvoir de s’imposer à nous et de nous transformer en spectateurs passifs, alors même que nous voudrions être les acteurs de notre espace. Combien de fois une chambre, qui nous semblait auparavant intime et confortable, nous a-t-elle paru baignée d’une lumière blême et froide ? Combien de fois le plus beau paysage nous a-t-il laissés indifférents ? Du reste, si la réalité possède le pouvoir de nous éloigner même de notre propre goût, elle peut aussi nous révéler des éléments que jamais nous n’aurions pu soupçonner dans notre quête inlassable d’ordre et de beauté. La vue d’une fenêtre ne peut être modifiée, à moins de changer de maison. Ce qui ne signifie pas pour autant (même si ce serait évidemment préférable!) qu’on ait besoin d’une fenêtre sur le Grand Canal ou sur l’arc lumineux de la plaine de Thessalie pour jouir du spectacle qu’elle dispense. La réalité extérieure vient tout simplement à nous avec sa lumière et son atmosphère toujours changeantes, mais elle est de toute façon objective, elle reste indépendante de nous, et, à ce titre, n’est ni belle ni laide. L’essentiel réside en ce que nous voyons et dans la manière dont nous voyons la réalité qui nous entoure : car celle-ci, de notre point de vue, précisément, reste toujours subjective.

 
  • novembre 2013
    • CE QU’ATTEND LE VISITEUR HENRI LEWI

      CONFÉRENCE, N° 37, automne 2013 HENRI LEWI.   I.  Un tableau du Louvre arrête le visiteur, sans que celui-ci sache encore ce qui l’intéresse ; ou bien (mû par une sorte de conscience professionnelle) il s’est approché de Bethsabée ou de Sardanapale comme il est allé voir tous les tableaux voisins. Et comme chaque fois un désarroi le saisit : que faire exactement, une fois qu’on est là, devant Sardanapale ou Bethsabée ? Le tableau n’est pas un objet utilitaire, ce n’est pas non plus un galet ramassé sur une plage. Mais peut-être, pour être quitte avec lui (se dit le visiteur consciencieux), suffit-il de l’avoir bien regardé, en totalité et en détail, d’avoir pris son temps. Et, de façon opposée et complémentaire, d’avoir fait un détour, par l’explication et l’interprétation ; à commencer par les notices disposées...

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    • JALONS POUR UNE HISTOIRE DE L’OEIL DU CONNAISSEUR Alberto Frigo

      CONFÉRENCE, N° 37, automne 2013 ALBERTO FRIGO. I. Sauf erreur de notre part, les connaisseurs d’art n’ont pas de saint patron. Mais s’il fallait en choisir un, nul ne doute qu’il s’agirait d’Isaac. On connaît bien l’histoire du patriarche biblique et plus encore son épilogue. Cédons la parole à un conteur d’exception, qui, au début du siècle passé, a pris le risque de la reprendre encore : « Qui donc es-tu ? » D’une voix défaillante, Jacob répondit : « Je suis Esaü, l’hirsute, ton fils aîné, et j’ai fait comme tu m’as ordonné » […] « Que m’arrive-t-il ? », demande Isaac de nouveau. « Ta voix est incertaine, Esaü, mon aîné, elle sonne comme la voix de Jacob ». D’épouvante, Jacob ne trouva rien à répondre, il ne faisait que trembler. Mais Isaac dit avec bonté : « Les voix des frères sont sans doute pareilles...

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    • CÉZANNE ET ZOLA : LA FIN D’UNE AMITIÉ ALAIN MADELEINE-PERDILLAT

      CONFÉRENCE, N° 37, automne 2013 ALAIN MADELEINE-PERDILLAT.   DANS L’HISTOIRE DES ARTS AVANT LE XXe SIÈCLE, les vrais échanges entre de grands écrivains et de grands peintres sont rares — et il est plus rare encore qu’ils soient documentés des deux côtés. On pense à Diderot et à Chardin, mais nous ne savons de cette rencontre que ce que le philosophe a bien voulu en dire, la relation reste univoque pour nous (on pourrait d’ailleurs faire la même remarque à propos de Paul Valéry et de Degas). On pense aussi à Baudelaire et à Delacroix, ou à Baudelaire et à Manet, mais au fond, dans les deux cas la rencontre fut ratée, Delacroix s’étant volontairement tenu éloigné du poète, lequel ne prit pas vraiment la mesure du génie de Manet. De sorte que l’on peut dire que la relation d’Émile Zola et de Paul Cézanne est...

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  • novembre 2014
    • En passant par Le Lorrain Olivier Rey

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    • Adolph Menzel. Réalisme privé Carlotta Santini

        Notre contemplation n’est pas seulement un droit et un devoir. Elle est aussi un besoin supérieur : elle constitue notre liberté face à la conscience de l’énorme et générale dépendance qui nous lie aux choses et au cours de la nécessité. Jacob Burckhardt. RIEN DE PLUS COMPLEXE NI DE PLUS DÉCISIF que le rapport de l’homme avec la réalité extérieure, son milieu, sa ville, sa maison, les objets qui lui appartiennent. On croit communément pouvoir modifier, structurer, façonner la réalité alentour afin d’en faire une image de l’âme et un miroir du monde intérieur. Mais — sans parler des questions bien plus décisives encore que cela fait naître pour la société et la vie politique — la simple ambition de construire un espace, une maison ou une chambre qui soient véritablement nôtres mène à des...

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    • Format et tableau Jacob Burckhardt

        Présentation. LE TABLEAU : « une fenêtre ouverte par laquelle regarder ce qui s’y passera », écrivait Leon Battista Alberti ; après cinq siècles d’histoire de l’art occidental, les leurres d’un tel dispositif sont bien connus. Entre autres, et non des moindres, la volonté de garder à distance l’espace de la mise en scène (« historia ») qu’un mur sépare de celui où s’installe le contemplateur admiratif . Car si, par une fenêtre, on peut bien lancer un regard, en sortir reste le plus souvent interdit : elle ouvre sur un spectacle tout en nous rappelant que nous n’en sommes pas les acteurs. Et celui qui s’y essaie, qui pose son pied sur l’appui et sort en franchissant la frontière de l’allège, renonce pour toujours à la possibilité de revenir en arrière, comme nous le rappelle Mario Soldati...

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