Format et tableau

 


Présentation.

LE TABLEAU : « une fenêtre ouverte par laquelle regarder ce qui s’y passera », écrivait Leon Battista Alberti ; après cinq siècles d’histoire de l’art occidental, les leurres d’un tel dispositif sont bien connus. Entre autres, et non des moindres, la volonté de garder à distance l’espace de la mise en scène (« historia ») qu’un mur sépare de celui où s’installe le contemplateur admiratif . Car si, par une fenêtre, on peut bien lancer un regard, en sortir reste le plus souvent interdit : elle ouvre sur un spectacle tout en nous rappelant que nous n’en sommes pas les acteurs. Et celui qui s’y essaie, qui pose son pied sur l’appui et sort en franchissant la frontière de l’allège, renonce pour toujours à la possibilité de revenir en arrière, comme nous le rappelle Mario Soldati dans ce magnifique récit d’amour et regrets, de tableaux et de disparitions qu’est « La finestra ».

 

Ainsi, dans la compréhension que la Renaissance en élabore, la peinture se laisse penser à partir d’un décor domestique, une chambre, ses murs, une « aperta finestra », qui pourtant ne décide en rien de ce que le monde du dehors donnera à voir et la toile montrera. De surcroît, loin de l’abolir, le cadre perpétue la forme de ce symbole de la mise en perspective comme prise de distance. « Les cadres », remarque en effet Giulio Mancini, au début du XVIIe siècle, « donnent de la majesté aux peintures, car ils les font voir comme par une fenêtre, ou plutôt, par un horizon circonscrit de cette manière, et ils leur apportent l’ornement d’une certaine majesté. » Enfermé dans sa gloire par le cadre qui l’entoure, le tableau réaffirme, même lorsque nous le tenons entre nos mains, le regard vers un ailleurs inaccessible d’où il tire son origine. Or, tout cela est vrai et nos musées aux murs nus, interrompus par les rectangles des toiles comme par autant des baies, ne cessent de le confirmer. Pourtant, une autre histoire est possible : une histoire parfois violente, où le tableau s’affronte à la décoration, les exigences internes de l’unité picturale à celles, externes, des lieux auxquels la toile est destinée, jusqu’aux crimes perpétrés contre des chefs-d’œuvre au nom de la symétrie dans l’accrochage. À ces vicissitudes de l’interaction entre le format et la peinture (mais aussi de la sculpture, des fresques, des tapisseries, des monnaies, des vases, etc.) Jacob Burckhardt consacra la conférence célèbre et souvent citée que nous traduisons ici. Les enjeux artistiques, historiques et philosophiques des échanges et des tensions qui subsistent entre l’œuvre et son décor, ainsi que leurs corollaires si décisifs pour l’histoire de l’art contemporain (notamment en ce qui concerne l’usage des reproductions), y sont abordés avec la souplesse d’esprit, l’érudition nourrissante et l’ampleur de perspectives bien connues à tout lecteur du Cicéron. Mais surtout dans ces pages si ambitieuses par leur thème et si discrètes dans leur justesse, Burckhardt nous rend sensibles à deux questions que le dispositif de la fenêtre reléguait hors cadre : jusqu’à quel point la composition picturale doit-elle composer avec l’espace qui l’abrite ? Et comment le tableau parvient-il à forcer les contraintes du format, en articulant, par sa propre organisation, une forme qui s’accorde à « l’extension vitale dans l’espace » du sujet peint ? Dans un cas comme dans l’autre, au lieu de s’excepter de ce qui l’entoure en s’échappant dans un lointain contemplé par une fenêtre, la peinture recherche ses solutions à partir du décor qui l’accompagne et des bornes qui lui imposent une contrainte heureuse. « Le format est la limitation du beau sur le fond de la totalité de l’espace qui reste », résume Burckhardt : et cet espace qui reste étant aussi celui même que nous habitons, c’est par un même geste de limitation et de création que l’art fait partie du décor de nos vies et y trouve un des ressorts de sa quête de la beauté.

 
  • novembre 2013
    • CE QU’ATTEND LE VISITEUR HENRI LEWI

      CONFÉRENCE, N° 37, automne 2013 HENRI LEWI.   I.  Un tableau du Louvre arrête le visiteur, sans que celui-ci sache encore ce qui l’intéresse ; ou bien (mû par une sorte de conscience professionnelle) il s’est approché de Bethsabée ou de Sardanapale comme il est allé voir tous les tableaux voisins. Et comme chaque fois un désarroi le saisit : que faire exactement, une fois qu’on est là, devant Sardanapale ou Bethsabée ? Le tableau n’est pas un objet utilitaire, ce n’est pas non plus un galet ramassé sur une plage. Mais peut-être, pour être quitte avec lui (se dit le visiteur consciencieux), suffit-il de l’avoir bien regardé, en totalité et en détail, d’avoir pris son temps. Et, de façon opposée et complémentaire, d’avoir fait un détour, par l’explication et l’interprétation ; à commencer par les notices disposées...

      Lire la suite : CE QU’ATTEND...

    • JALONS POUR UNE HISTOIRE DE L’OEIL DU CONNAISSEUR Alberto Frigo

      CONFÉRENCE, N° 37, automne 2013 ALBERTO FRIGO. I. Sauf erreur de notre part, les connaisseurs d’art n’ont pas de saint patron. Mais s’il fallait en choisir un, nul ne doute qu’il s’agirait d’Isaac. On connaît bien l’histoire du patriarche biblique et plus encore son épilogue. Cédons la parole à un conteur d’exception, qui, au début du siècle passé, a pris le risque de la reprendre encore : « Qui donc es-tu ? » D’une voix défaillante, Jacob répondit : « Je suis Esaü, l’hirsute, ton fils aîné, et j’ai fait comme tu m’as ordonné » […] « Que m’arrive-t-il ? », demande Isaac de nouveau. « Ta voix est incertaine, Esaü, mon aîné, elle sonne comme la voix de Jacob ». D’épouvante, Jacob ne trouva rien à répondre, il ne faisait que trembler. Mais Isaac dit avec bonté : « Les voix des frères sont sans doute pareilles...

      Lire la suite : JALONS POUR...

    • CÉZANNE ET ZOLA : LA FIN D’UNE AMITIÉ ALAIN MADELEINE-PERDILLAT

      CONFÉRENCE, N° 37, automne 2013 ALAIN MADELEINE-PERDILLAT.   DANS L’HISTOIRE DES ARTS AVANT LE XXe SIÈCLE, les vrais échanges entre de grands écrivains et de grands peintres sont rares — et il est plus rare encore qu’ils soient documentés des deux côtés. On pense à Diderot et à Chardin, mais nous ne savons de cette rencontre que ce que le philosophe a bien voulu en dire, la relation reste univoque pour nous (on pourrait d’ailleurs faire la même remarque à propos de Paul Valéry et de Degas). On pense aussi à Baudelaire et à Delacroix, ou à Baudelaire et à Manet, mais au fond, dans les deux cas la rencontre fut ratée, Delacroix s’étant volontairement tenu éloigné du poète, lequel ne prit pas vraiment la mesure du génie de Manet. De sorte que l’on peut dire que la relation d’Émile Zola et de Paul Cézanne est...

      Lire la suite : CÉZANNE ET...

  • novembre 2014
    • En passant par Le Lorrain Olivier Rey

       LORS DE SES SÉJOURS À DRESDE, Dostoïevski semble avoir été particulièrement sensible à deux œuvres de la célèbre Galerie de peinture. La première est la Madone Sixtine de Raphaël. Il en avait une copie accrochée dans son bureau, et le tableau est évoqué à plusieurs reprises dans ses écrits. Dans Les Démons, Dostoïevski place dans la bouche de Julie Mikhaïlovna, l’épouse du gouverneur Andrej Antonovi von Lembke, des paroles pleines de hauteur à l’égard du chef-d’œuvre de Raphaël : « J’ai passé deux heures devant ce tableau, et je suis partie déçue. Je n’y ai rien compris à ma grande surprise. Karmazinov dit, lui aussi, que c’est difficile d’y comprendre quelque chose. Personne aujourd’hui n’y trouve rien d’extraordinaire, pas plus les Russes que les Anglais. Sa gloire a été créée par les...

      Lire la suite : En passant...

    • Adolph Menzel. Réalisme privé Carlotta Santini

        Notre contemplation n’est pas seulement un droit et un devoir. Elle est aussi un besoin supérieur : elle constitue notre liberté face à la conscience de l’énorme et générale dépendance qui nous lie aux choses et au cours de la nécessité. Jacob Burckhardt. RIEN DE PLUS COMPLEXE NI DE PLUS DÉCISIF que le rapport de l’homme avec la réalité extérieure, son milieu, sa ville, sa maison, les objets qui lui appartiennent. On croit communément pouvoir modifier, structurer, façonner la réalité alentour afin d’en faire une image de l’âme et un miroir du monde intérieur. Mais — sans parler des questions bien plus décisives encore que cela fait naître pour la société et la vie politique — la simple ambition de construire un espace, une maison ou une chambre qui soient véritablement nôtres mène à des...

      Lire la suite : Adolph...

    • Format et tableau Jacob Burckhardt

        Présentation. LE TABLEAU : « une fenêtre ouverte par laquelle regarder ce qui s’y passera », écrivait Leon Battista Alberti ; après cinq siècles d’histoire de l’art occidental, les leurres d’un tel dispositif sont bien connus. Entre autres, et non des moindres, la volonté de garder à distance l’espace de la mise en scène (« historia ») qu’un mur sépare de celui où s’installe le contemplateur admiratif . Car si, par une fenêtre, on peut bien lancer un regard, en sortir reste le plus souvent interdit : elle ouvre sur un spectacle tout en nous rappelant que nous n’en sommes pas les acteurs. Et celui qui s’y essaie, qui pose son pied sur l’appui et sort en franchissant la frontière de l’allège, renonce pour toujours à la possibilité de revenir en arrière, comme nous le rappelle Mario Soldati...

      Lire la suite : Format et...

    • Staël les oiseaux. Sarah Barbedette

        À mes parents, le dialogue du peintre et d’oiseau. À Bertrand Marchal, le regard porté sur Parc des Princes. I. MARCEL SCHWOB avait aimé traduire le nom de Paolo Uccello. À sa suite, Artaud l’avait baptisé Paul les Oiseaux. Uccello peignait sur les murs de sa maison les animaux que, trop pauvre, il ne pouvait acheter ni nourrir. Il les dessinait par amour des lignes qu’ils portaient en eux, par fascination de celles qu’ils révélaient. Nicolas de Staël avait en permanence le regard tourné vers le ciel, inquiet de saisir la gravité dans un impalpable azur. Il pensait oiseaux plutôt qu’il ne les dessinait. Leur absence dans son œuvre, flagrante, interroge trois fragiles exceptions : Les Mouettes, huile sur toile, et deux esquisses d’oiseau sur papier. Figure de La question du peintre —...

      Lire la suite : Staël les...