Journal intime d’un pays est une somme ouverte au monde
C’est un formidable voyage en zigzags que ce livre, qui traverse une vie et un siècle à grandes enjambées. Un homme libre, un poète issu d’une tribu valaisanne, un original un peu bohème aux «semelles de vent» arpente le monde, du bois de Finges au fin fond de l’Asie, des rues louches de Genève aux arêtes soufflées de la Haute Route, de La Muette où il visite Ramuz à Chandolin où il retrouve Corinna Bille et leurs trois enfants. Pour mettre un peu de beurre dans les épinards, car ses livres ne lui permettent pas de nourrir les siens, l’écrivain alterne petits métiers et articles que lui paient journaux et revues de Romandie et où il parle de tout : de la mort de Cendrars et du parc national, de Tchernobyl et des petits chômeurs, de l’environnement qu’on dévaste et de l’Afghanistan « qui nous brûle », de la beauté du monde et de ses misères, de « l’immensité des choses » et de son rayonnement sacré.
Maurice Chappaz n’a jamais été, vraiment un journaliste. Mais il a égrené, aux quatre vents, des centaines de textes imprégnés par la vie, très variés de ton et de couleur mais tous venus du même regard et de la même voix, qu’il était important de rassembler. Or peu de lecteurs de ses livres s’attendent, sans doute, à la véritable découverte que représente ce Journal intime d’un pays, dont l’édition à elle seule est admirable.
Cela s’est fait en douce. Presque en catimini. À l’écart des estrades et sans effets d’annonce. Mais voici le résultat : ce formidable pavé de 1212 pages sur doux papier ivoirin, solidement relié pour la route et enrichid’introductions et de notes signées Christophe Carraud et Pierre-François Mettan.
Le contenu ? Plus de 200 des 450 articles publiés par Maurice Chappaz entre 1931 et 2008 dans une kyrielle de journaux et revues. Alors quoi, rien qu’un recueil de papiers dispersés ? Mille fois plus que ça : la part manquante d’une œuvre d’un seul tenant en dépit de sa grande diversité, marquée, ainsi que le relève Christophe Carraud, par « l’unité d’une interrogation morale, d’une interrogation pratique sur l’exercice de la vie ». Sans parler d’un constant bonheur d’écrire !
Le 24 novembre 1956 paraissait, dans La Gazette de Lausanne, un article signé Maurice Chappaz qui prend aujourd’hui un relief saisissant au vu du « printemps arabe ». Le texte en question répondait à l’appel au secours lancé au monde le 4 novembre par les écrivains hongrois, ce jour même où les troupes russes avaient envahi la Hongrie. Or, se demandant ce qui pouvait être fait pour aider les Hongrois autrement que par de belles paroles, l’écrivain quadragénaire en appelait à une figure éminente du communisme vaudois : le professeur helléniste André Bonnard en personne, Grand prix Staline et membre du Conseil mondial de la paix. « Je souhaite qu’un dirigeant progressiste, écoeuré par les massacres et l’emprisonnement collectif d’un peuple et par tous les Congrès de la paix auxquels il a pris part, en vain, en homme dupé, se jette en avant». Et dans la foulée, avec des mots de poète à la Zola dans son fameux J’accuse, Chappaz ajoutait : « La leçon de Budapest est aussi celle d’une jeunesse qui ne s’embarrasse ni de droite ni de gauche et qui brusquement empoigne les leviers de commande. Nulle part on ne pourra l’endoctriner et la duper à bon marché comme ses aînés »…
Ce langage « politique » est peu fréquent chez les auteurs romands, si l’on excepte un Georges Haldas à la même époque, un Gaston Cherpillod ou une Anne Cuneo vingt ans plus tard, entre autres. En ce qui concerne Maurice Chappaz, et même si l’on se rappelle les polémiques endiablées que suscitèrent en Valais ses Maquereaux des cimes blanches, visant les promoteurs et autres affairistes bradant les sites de montagne, ce type d’intervention directe surprendra nombre de ses lecteurs acquis au verbe cristallin d’un grand poète. Or ses textes « engagés », échappant cependant à tout esprit partisan et à toute idéologie, sinon à une forme de personnalisme catholique qui détermine une éthique humaniste sensible et généreuse.
Maurice Chappaz. Jounal intime d’un pays. Préface (lumineuse) de Christophe Carraud. Introductions et notes (extrêmement détaillées et opportunes ) de Pierre-Fraçois Mettan. Editions de la Revue Conférence, 1212p.
L'art de regarder à distance, entretien avec Svetlana Alpers.
Emission "La Suite dans les idées". France culture 27.06.2015